Kasparov joue-t-il la défense Grünfeld ?

Certains matchs de football, à priori anodins, peuvent déboucher sur des réflexions plutôt farfelues; le France-Arménie du 8 octobre 2015 est à ranger dans cette catégorie. Sur la base d’un tweet mal senti ma soirée post-match a déraillé en ascétique, je vous l’assure, méditation sur les échecs et le football. Kasparov, le gardien arménien, étant l’homonyme du grand champion russe d’échecs Garry Kasparov à l’origine du succès de la défense Grünfeld. 

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L’Arménie, à défaut d’être au jeu d’échecs le contraire de ce qu’elle est au football, c’est à dire la référence mondiale, peut tout de même se targuer de posséder des joueurs qui comptent dans le milieu des cases blanches et noires… bien que le regret d’avoir laissé échapper Garry Kasparov à l’ogre soviétique sera toujours présent. Outre le glorieux passé d’un Tigran Petrossian, Levon Aronian, l’un des rares joueurs d’échecs à avoir un jour possédé un classement Elo supérieur à 2800 points, est une légende vivante dans son pays, témoignage de l’engouement fou que peut susciter ce jeu en Arménie. Une folie qui s’immisce jusque dans les programmes scolaires où depuis 2011 les échecs ont été intégrés au même titre que les mathématiques et la géographie. Une passion d’état que le foot ne saurait dépasser… même pour Henrik Mkhitaryan, joueur le plus connu de sa sélection, qui, en arrivant au Borussia Dortmund à l’été 2013, a eu un mal considérable à s’adapter à sa nouvelle vie: il n’avait plus personne avec qui jouer aux échecs. Ne pouvant se passer de l’échiquier de 64 cases, Mkhitaryan raconte avoir jouer des parties contre l’ordinateur avant de retrouver partenaire à sa taille.

Loin d’être le seul atome crochu entre football et échecs, Henrik Mkhitaryan n’est en réalité que le partie émergée de l’iceberg. Et si Felix Magath trouve de l’intérêt aux échecs, ce peut être par convergence des deux jeux. Il sera donc ici question d’une réflexion sur les deux jeux, en particulier sur ce que les échecs et le football partagent, notamment dans l’approche du jeu, tandis que l’attraction des acteurs du monde du foot pour les échecs a déjà été abordée par d’autres. Nous défendrons ici l’idée que le foot n’est peut-être qu’un jeu d’échecs sur gazon. Après tout, le gardien de but n’est-il pas que la traduction footballistique du roi des échecs, à savoir une pièce qu’il faut protéger pour ne pas perdre mais qu’il est nécessaire d’abandonner dans une certaine mesure pour gagner.

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Henrik Mkhitaryan avec un adversaire… de taille

Une bonne ouverture c’est comme une bonne entame de match

Pour entrer dans le vif du sujet, l’on peut s’attarder sur la préparation stratégique inhérente aux deux activités. Certes, là où le football permet une disposition initiale des pièces, les joueurs en l’occurrence, aux possibilités infinies, les échecs ordonnent des places définies invariablement par les règles mêmes du jeu. En revanche, à l’instar des consignes en football, surtout lors des parties longues aux échecs, c’est à dire des parties où chaque joueur dispose d’au moins 60 minutes de réflexion, une préparation stratégique s’avère indispensable. Cette préparation comprend l’étude du jeu adverse (la fameuse séance vidéo en football) ainsi qu’un choix de réponse à ce qui a été observé. Mais dans un cas comme l’autre, au foot comme aux échecs, la théorie ne peut en rien se substituer à la pratique, ce que prévoit la stratégie n’est que rarement ce qui se passe effectivement, l’adaptation tactique apparaissant alors comme l’enjeu premier du début de partie. Je saisis au passage cette occasion pour citer Xavier Tartakover et sceller une fois pour toutes les domaines de la stratégie et de la tactique: « La tactique consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il y a quelque chose à faire. La stratégie consiste à savoir ce qu’il faut faire quand il n’y a rien à faire ! ». 

Même préparé comme pouvait l’être Kramnik, grand maître russe d’échecs, au moment de la 11e partie du championnat du monde en 2008, la possibilité d’être surpris est toujours présente. Les images sont accablantes pour un Kramnik totalement décontenancé dont le langage corporel indique à Anand qu’il ne s’est pas préparé à évoluer dans ce type de jeu, l’ouverture déterminant fortement le style de la partie qui s’ensuit. D’autant plus déroutant pour Kramnik que l’ouverture proposée par Anand (e2-e4) est le premier coup le plus répandu aux échecs. Après une réponse de Kramnik par une défense sicilienne assez classique, cette onzième partie se soldera par un nul tout à l’avantage d’Anand puisqu’il permet au champion indien de conserver son titre de champion du monde sans même disputer la douzième et ultime partie.

Il est aussi primordial de garder à l’esprit que les parties nulles sont courantes dans les deux jeux. Ce qui signifie qu’il est possible de jouer dans l’esprit de ne pas perdre plutôt que de gagner, laissant ainsi la liberté aux joueurs d’échecs de préférer consolider les positions de leurs pièces plutôt que d’attaquer l’adversaire. Cette tactique généralement utilisée par des joueurs supposés plus faibles que leurs adversaires n’est pas sans rappeler le fameux « on va les attendre et tenter d’être dangereux en contre » du football. D’ailleurs, si le football a Guardiola comme ayatollah du jeu offensif, les échecs avaient Kasparov comme inventeur fou et inconscient. L’important étant que football et échecs ne se résument pas à des phases offensives puis défensives (Basket, Handball) mais, au contraire, permettent de sortir de cette binarité en incorporant au jeu des tendances stratégiques générales.

Échanger un fou contre un cavalier et passer en 3-5-2

Football et échecs, comme nous l’avons évoqué en s’intéressant aux ouvertures et aux manières d’aborder une partie, sont des jeux d’adaptation permanente aux mouvements adverses. D’une part les joueurs de foot doivent réagir par eux mêmes en fonction de ce que le jeu demande, ce qui est commun à tous les sports, mais d’autre part échecs et football permettent d’opérer à des adaptations stratégiques supérieures en termes de profondeur. L’adaptation individuelle de chaque joueur au jeu n’est qu’une partie minime des enjeux, le principal se joue dans le changement collectif, ce que les autres sports ne permettent pas. Au rugby, vous pouvez remplacer un joueur par un autre, lui demander de jouer davantage au pied ou au contraire de relancer à la main, mais ce que vous ne pourrez jamais faire, jamais, c’est changer la configuration du jeu. Au rugby, il y aura toujours les mêmes joueurs sur le terrain, seule pourra changer la manière dont ils évolueront. Si les arrières sont en difficulté, il n’est pas possible de faire sortir un deuxième ligne pour un ailier supplémentaire. La configuration du jeu restera donc strictement la même.

Au contraire, le football laisse la liberté de jouer avec 3, 4 ou 5 défenseurs, et pourquoi pas 2 ou 6 d’ailleurs. Le jeu se retrouvant ainsi modifié dans sa nature même puisque ce ne sont plus uniquement les joueurs qui font le match mais bien la configuration du jeu qui fait le jeu. De même qu’aux échecs, échanger un fou contre un cavalier modifie le style de la partie puisque qu’un fou ne peut faire ce qu’un cavalier est en possibilité d’accomplir, et inversement; encore une fois la configuration du jeu s’en trouve modifiée. D’ailleurs, certains joueurs d’échecs se trouvent plus à l’aise lorsque des pièces sont rapidement échangées, notamment car le jeu passe dés lors de fermé à plus ouvert à mesure que le nombre de pièce sur l’échiquier diminue.

Magnus Carlsen, actuel numéro 1 mondial d'échecs est un grand fan du Real Madrid.
Magnus Carlsen, actuel numéro 1 mondial d’échecs, est un grand fan du Real Madrid.

L’empire du milieu

Les deux jeux partagent également un attrait pour le centre, le milieu. Ce n’est pas un hasard si, comme nous l’avons déjà dit, l’ouverture qui consiste à faire avancer le pion devant le roi de la case e2 à la case e4 est la plus répandue. Ce coup permet d’occuper immédiatement le centre de l’échiquier, à défaut de pouvoir encore le contrôler. La majorité des parties d’échecs étant d’ailleurs une longue bataille pour la domination du centre, bataille dont l’issue règle systématiquement le sort de la guerre. Car qui contrôle le centre maîtrise aussi, par extension, la plus large partie de l’échiquier puisqu’une une pièce en position centrale domine plus d’espace et peut être plus aisément mobilisée à n’importe quel endroit de l’échiquier qu’une autre pièce éloignée du centre.

N’est-il pas vrai non plus qu’en football « la bataille du milieu » est largement évoquée, par médias et acteurs footballistiques, comme l’une des causes d’une bonne ou mauvaise performance ? Et quand bien même l’emprise de la bataille du milieu sur le sort d’un match ne serait pas prouvée, l’empreinte sur les représentations est elle d’ores et déjà un fait établi. Pour preuve, en Ligue Des Champions nombre de clubs renforcent d’un élément supplémentaire leur milieu de terrain sous prétexte de l’exigence de la compétition, sous entendu que le milieu est le lieu où se gagne les matchs et ceci d’autant plus que le niveau s’élève.

Le sel de la terre 

Il y a les enfants chéris et les vilains petits canards. Il y a la reine et les pions, Messi et Jérémy Mathieu. Je veux dire par là, vous l’aurez compris, que chaque pièce ou joueur ne jouit pas de la même reconnaissance. Les échecs font briller prioritairement la reine puisqu’elle est la pièce la plus forte. Au football, la reine serait le leader technique de son équipe, ce serait Messi à la Coupe du Monde 2014, Di Maria et Mascherano auraient été les tours et le reste de l’équipe des soldats dévoués.

Or l’objectif, au football comme aux échecs, est de museler les pièces adverses les plus fortes autour desquelles le jeu se structure. Il faut jouer en harmonie collective pour y parvenir. Une pièce peut être très forte individuellement mais elle ne peut servir son équipe que si elle reste connectée aux autres pièces. Lorsqu’aux échecs les pièces sont déconnectées les unes des autres, c’est à dire qu’elles ne se protègent pas, elles se font manger. Bien sur, même déconnectée un dame est plus dure à attraper qu’un pion, comme il est plus compliqué de prendre la balle à un Neymar isolé au poteau de corner qu’à un joueur lambda. Mais il reste certain que la force collective surpasse l’exploit individuel, dans un jeu comme l’autre.  L’individualité ne peut devenir une force qu’à condition d’être soutenue par le collectif. Le but des échecs est donc de couper les connexions entre les différentes pièces, ce qui revient à fermer les angles de passe au football.

Alors finalement si échecs et football se ressemblent tant, Kasparov pourrait-il faire un grand entraîneur de football ? Il pourrait certainement apprendre beaucoup à certains entraîneurs, notamment à propos de l’art de communiquer, mais les principes échiquéens sont-ils réellement transposables au football ? Rien n’est moins sûr. Encore faudrait-il aussi que Kasparov connaisse le foot mieux que Lukas Podolski les échecs, l’Allemand ayant déclaré: « le football est comme les échecs, mais sans dé » !

L’on dit souvent qu’il faut être fou pour réussir dans le monde des échecs. Les exemples sont légion, d’Akiba Rubinstein qui n’osait plus s’approcher de l’échiquier tellement il était timide à un Bobby Fischer rongé dès sa plus tendre enfance par le jeu, qui après être devenu champion du monde en 1972 ne rejoua plus une seule fois aux échecs en compétition officielle, préférant, avant de sombrer dans l’antisémitisme, se laisser pousser la barbe et les cheveux pour ne plus être reconnu. En réalité, il semble que ce ne soit pas les fous qui réussissent au échecs, mais les échecs qui rendent fous, comme le foot et ses Van Gaal, Bielsa, Guardiola… Alors à quand une défense est-indienne ou une partie de l’opéra en football ?

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